Balade matinale [Aramis]

Nirvana venait de se réveiller, le soleil pointait juste le bout de son nez. La fraîcheur était encore vive en cette saison, mais la jument noire ne doutait pas que les premiers rayons s'empresseraient de réchauffer l'atmosphère. Elle repensa à sa rencontre avec l'étalon gris, il lui plaisait vraiment beaucoup, et espérait qu'il l'accepterait dans son troupeau malgré tout... en attendait elle était seule, et elle commençait à s'y habituer. Elle n'avait plus aussi peur qu'avant de la solitude, à présent qu'elle ne s'était faite attaquée par aucun prédateur. Elle s'était peut-être montée le chou pour pas grand chose finalement, les terres sauvages ne sont manifestement pas aussi périlleuses que ce qu'elle aurait cru. En cette matinée bien fraîche, son corps entier fumait de la chaleur qu'il dégageait. Des petites vannes de fumée s'ouvraient et se fermaient dans ses naseaux en rythme avec sa respiration. Silhouette fine et noire comme la nuit, elle observait le lever du soleil pendant quelques instants, sereine.

Et, comme tout équidé digne de ce nom, elle se dit qu'elle avait faim. Ou plutôt, elle se mit à chercher à manger sans avoir particulièrement faim. Elle vagabonda dans les endroits qu'elle connaissait, mais l'herbe n'était pas assez bonne à son goût. Oui, difficile la jument anciennement domestiquée. Elle avait goûté le meilleur et bien que par nécessité, elle pouvait manger n'importe quoi, elle pouvait toujours faire la fine bouche. Elle voulait quelque chose de vraiment bon, de sucré, de... revigorant. Elle suivit simplement son flair qui l'emmena vers un endroit inconnu, le seul endroit dans lequel elle n'avait encore jamais mis les pieds dans ce territoire en même temps lointain et en périphérie du ranch. Ici, l'odeur de l'homme planait doucement dans l'air, expliquant sûrement l'absence d'équidé sauvage en ce lieu. Mais ce n'était qu'une trace et elle savait qu'aucun humain n'était là. Quand bien même, elle n'avait pas peur d'eux, et ces arbres paraissaient vraiment, vraiment, trop bons. Elle s'en approcha au petit trot, faisant quelques cabrioles au passage question d'accueillir chaleureusement le retour du soleil en cette fraîche matinée - et aussi dans le but de se réchauffer. Elle se mit alors à fouiller de son petit nez entre les feuilles de l'arbre et ne fut pas déçue : elle dénicha quelques pommes absolument succulentes. En réalité, elle se goinfrait littéralement, mais ça faisait tellement longtemps qu'elle n'avait pas eu droit à cette friandise ! Elle n'entendit personne arriver, jusqu'à entendre très - trop - distinctement des bruits de sabots, quelqu'un s'était approché vraiment très près sans qu'elle s'en rende compte. Fichue gourmandise ! Un cavalier à cheval qui la ramènerait au ranch, tout ça à cause de quelques pommes !

Elle sursauta et se retourna vivement. Immédiatement elle se calma, car le cheval n'était pas monté : il était probablement sauvage, comme elle (?). Quelle imbécile d'avoir eu peur pour rien ! Elle l'aurait senti si ça aurait été un cheval monté ! Non ? Elle n'avait pas perdu ses sens, au contraire, ils s'étaient encore aiguisés au contact de la nature sauvage, chaque jour. Alors elle esquissa un petit pas vers le nouveau - ou plutôt la nouvelle - venue, question de faire un peu connaissance.

La matinée commençait bien. Sa rencontre avec une nouvelle jument la réjouissait, d'autant plus que celle-ci lui paraissait aimable et joyeuse - beaucoup plus accessible que cet étalon gris finalement. Elle se sentit d'un seul coup, au son du tutoiement où grâce à cette rencontre directe elle ne saurait le dire, beaucoup plus sauvage, moins paria, moins... inexpérimentée et mal élevée. Elle accueillit donc très, très joyeusement la nouvelle venue, en reprenant quelques pommes question d'épuiser totalement l'arbre qu'elle avait pris d'assaut. Elle tenait la tête et la queue bien haute, manifestant sa joie de la rencontre.

" - Bonjour ! Enchantée, Nirvana. Tu viens souvent ici ? J'ignorais qu'on trouvait de tels délices dans la nature ! "

Ses yeux pétillants brillaient de mille feux, contrastant terriblement avec son corps noir comme l'encre. Seule son étoile blanche pure faisait ressortir la clarté de ses yeux. Ses yeux brillaient face à l'excitation que représentaient toutes ces gourmandises, mais aussi peut-être parce-que chacun des fruits mûrs à point qu'elle ingurgitait se reflétaient dans ses yeux, les teintant alors légèrement de rouge, jaune ou vert - car les pommes vertes étaient aussi bonnes à prendre, acides mais fraîches et pétillantes. Bientôt, elle dût abandonner son pommier, les fruits restants se tenant à une hauteur inaccessible à sa modeste encolure d'arabe. Elle rejoignit alors sa nouvelle rencontre autour des poiriers, en se tenant tout de même à distance, question de respect : on ne pique pas dans le garde-manger de l'autre, en liberté comme en captivité.

Nirvana appréciait bien la compagnie d'Aramis. Elle se mit à rire gaiement après avoir répondu à la petite jument d'ébène, et cette dernière la suivit. Toute cette bonne humeur, elle n'avait encore jamais vu ça depuis qu'elle s'était échappée de ce satané ranch : tous les chevaux sauvages lui paraissaient plus ou moins froids ou distants. Tout l'inverse de cette nouvelle connaissance. Cela la mettait en joie, ainsi il n'était pas nécessaire d'être distante pour être une jument sauvage qui se respecte ! Elle pouvait rester comme elle était, comme le lui avait suggéré le beau Diabolic Ice... Oui, elle allait rester cette petite jument à l'âme de pouliche insouciante. En compagnie d'une jument aussi agréable, ce ne serait pas trop difficile ! Elle riait, riait avec elle, qu'est-ce que ça lui faisait du bien, autant de légèreté !

" - Mais je t'en prie, sers-toi ! Il y en a bien assez pour deux. Je me disais bien que ça sentait l'humain par ici... ils passent souvent dans cet endroit ? Nous piquer notre garde manger le plus luxuriant, quelle incorrection... Comme s'ils n'avaient pas assez à manger chez eux ! "

La petite arabe prononça ses paroles avec une ironie et un amusement certains. Elle pensait autant aux humains qu'aux chevaux qui les servaient en disant cela. Elle soupçonnait les montures du ranch de s'empiffrer dès qu'ils avaient l'occasion de passer par ici en balade. Ils ne pourraient pas se retenir, par charité ? Eux avaient le bon foin et le grain tout cuits dans le bec trois fois par jour ! Nirvana, elle, n'avait jamais eu droit à la moindre balade, encore moins dans un champ rempli de fruits succulents... elle mâchonnait une poire pendant ces méditations. Non, elle n'avait pas été une monture chanceuse pour eux. Elle n'était pas faite pour cette vie captive, même si elle avait eu des bons moments. Elle était d'autant plus heureuse de s'être enfuie pour se retrouver ici ! En même temps, si elle n'avait pas eu envie d'embarquer tous ses cavaliers, on l'aurait peut-être emmenée en balade ici, elle aussi... et alors, elle ne se serait pas gênée pour ratiboiser la zone comme elle le faisait actuellement, avec l'aide de sa nouvelle amie. On ne résiste pas aux bonnes choses !

" - Tu as toujours vécu libre ? "

Une question qui vint comme ça, comme une ampoule qui s'allume d'un coup, sans prévenir, sans préméditation. Elle se sentait tellement à l'aise avec cette jument qu'elle posait des questions sans gêne, naturellement, comme elle l'avait toujours fait, comme à une amie de longue date.

Une amitié sans faille et un certain égoïsme... oui, c'était parfaitement ce qui les caractérisait. Un instant, Nirvana se dit qu'Aramis avait dû les connaître elle aussi. Puis elle la vit s'acharner sur une pomme pas assez mûre pour se détacher facilement. La jument grise tira si fort que le retour de la branche faillit l'atteindre lorsque la pomme céda enfin. Alors, la petite jument d'ébène changea d'avis. Non, elle avait du toujours rester libre. Cet acharnement pour une pomme montrait que depuis toujours, elle avait eu à se battre contre les éléments pour trouver sa nourriture, et que ça n'allait pas changer sous prétexte que la pomme résistait ; car si elle abandonnait celle-là, rien ne lui disait qu'une autre se présenterait devant elle ensuite. C'était ça, la dure loi de la vie en liberté. Nirvana avait rapidement perdu cet acharnement à la nourriture. Si elle n'avait jamais perdu sa gourmandise, elle considérait peut-être un peu trop facilement son garde-manger pour acquis - car quand on lui versait une mesure d'avoine, on ne lui avait encore jamais retiré. Cette expérience avait fait d'elle une pas-pressée-de-la-bouffe, voire une fine-bouche. Elle prenait son temps pour bien choisir ce qu'elle allait ingurgiter. Jusqu'ici, personne ne lui avait coupé l'herbe sous le pied, mais à supposer que ça arrive un jour, elle serait bien dans la *merdouille* !

La réponse d'Aramis confirma les pensées de la noire. Ah, l'esprit de déduction qu'elle avait... un élan de prétention la prit soudainement. Très bref quand même, quand elle se rendit compte qu'elle avait cessé de manger, la tête pendante, la bouche à moitié ouverte. Pas top classe la position ! Elle se mit alors à trotter d'un coup, trottiner plutôt pour changer d'arbre. Elle en avait marre des poires et des pommes. Elle tomba alors sur une vigne. Mmmhhhh des raisins ! Elle plongea le nez dedans, son flair lui indiqua qu'ils étaient mûrs à point. Elle commença alors tranquillement à ratiboiser les vignes. Au simple "j'ai deviné ?" d'Aramis, elle releva la tête. Sa petite taille faisait à peine dépasser sa tête des vignes, tout son corps et une bonne partie de son encolure étaient cachés derrière les feuillages. Elle pointa ses petites oreilles vers sa nouvelle amie, mâchonnant quelques raisins sans se rendre compte que ses poils de barbe et ses naseaux étaient aspergés de jus rouge-violacé. Heureusement que sur du noir, ça ne se voyait pas trop... qu'est-ce que ça aurait taché une autre couleur de poils !

" - Oui, tu es très forte ! Comment tu as deviné ? Ca se voit tant que ça ? "

Une petite inquiétude la prit. Elle essayait depuis des mois de se plonger dans la vie sauvage et de ressembler à une vraie jument sauvage, question de fierté. Elle voulait être respectable comme n'importe lequel de ses congénères. Et apparemment, c'était marqué sur elle... elle avait un caractère si bizarre que ça ? Elle ne devait pas se comporter normalement pour qu'une inconnue s'en rende compte... comment devait-elle se comporter pour être enfin pleinement normale ? Pas un instant elle ne songea que c'était son physique qui l'avait trahie...

Nirvana releva brusquement la tête pour écouter attentivement la réponse d'Aramis. Sa crinière noire et fine se souleva dans le même mouvement pour retomber instantanément. Dans le même mouvement - mais avec moins de classe - un filet de jus violacé gicla devant elle. Une fois immobilisée dans son attention d'écoute accrue, le jus continuait de couler le long de ses vibrisses pour s'écraser lourdement à terre, comme un bon jus gras car trop sucré. Il pendait et tombait lentement, car un peu collant. Les dents en général blanches à jaunes de la jument étaient devenues d'un coup plus sombres, voire violettes elles aussi, comme pour mieux s'accommoder à la couleur de sa robe une nuit sans lune. Seulement la nuit n'est pas violette ou bleue comme dans les dessins animés, non, elle est juste noire, comme la robe de la jeune arabe. Enfin, pour l'instant la nuit n'est pas, c'est seulement le jour, et plus précisément un matin bien avancé à présent.

Aramis expliqua donc les choses à la jument d'ébène, qui d'un coup poussa un profond soupir de soulagement. Ah, ce n'était que ça ! Elle avait toujours la crainte d'avoir un comportement anormal et de passer pour une vraie folle. Si ce n'étaient que des "détail", alors tout allait bien ! Elle se mit alors à trottiner joyeusement pour accueillir comme il se doit la bonne nouvelle. Elle distingua alors une forme marron claire d'un ovale irrégulier sur le sol. Elle pila net devant cette chose. Il lui semblait déjà connaître l'objet, même savoir parfaitement ce que c'était, tout en l'ayant oublié. Par réflexe, elle plongea le nez dessus, et reconnut immédiatement l'odeur du pain dur, déjà un peu moisi. Elle renâcla et se mit à piétiner la chose avec rage. Combien on l'avait gavé avec ça ! Tout ce qu'on lui avait fait faire en échange de ce truc là ! Oui c'était bon, mais elle avait accepté bien trop de chose pour si peu. Alors que tant de délices se trouvaient à portée de naseau...

Le temps qu'elle sorte de ses souvenirs boulangers, sa nouvelle amie avait jeté son dévolu sur un pauvre abricotier. C'est alors que la noire visa un cerisier que Mimis semblait délaisser. Nirvana, n'ayant jamais expérimenté cette forme rouge et ronde à l'aspect succulent, se jeta dessus. Elle sentit le petit pois rouge par précaution, et l'odeur sucrée l'incita à l'arracher du bout des lèvres. Elle croqua alors, une délicieuse effusion de jus frais et printanier. Cela va sans dire que le jus rouge s'ajouta au jus violet au bout de ses vibrisses - pour bientôt reformer toutes les couleurs de l'arc-en-ciel ! Mais au bout de cette effusion délicieuse, un truc minuscule, sans goût et résistant. Blasphème ! L'aliment qui résistera aux dents de Nirvana n'est pas né. Elle croqua avec vigueur et le noyau se brisa en petits morceaux au fond de sa bouche. Elle s'attendait à une nouvelle profusion de jus, mais rien : juste un sale petit truc dur en mille morceaux. Naze ! Elle avala les morceaux avec difficulté, frustrée. Elle fit passer le tout avec deux ou trois bouchées d'herbe, c'est que ça accrochait ces petites saloperies. Elle comprit alors pourquoi Aramis avait délaissé l'arbre un peu plus tôt !

Elle se mit à la quête d'un nouveau fruit inexploré jusqu'à son ventre ne se mette à grogner furieusement. Quand je dis grogner, c'est pas gargouiller, c'est vraiment l'appel de la raison. Mais depuis quand les chevaux ont une raison ? Muahaha, à manger !

A la base, le grondement qui montait de l'estomac de Nirvana était censé l'avertir qu'elle était repu. Mais les chevaux étant incapables de ressentir cette sensation de satiété dans leur cerveau, elle redoubla d'effort pour trouver un nouvel arbre inconnu et succulent susceptible de se faire péter la panse. Elle z'yeuta alors des petites boules noires qui semblaient molles et bien sucrées. Elle les sentit de loin, ça avait l'air trop-bon (des mûres). Elle plongea le nez dedans et les happa avec délicatesse, avant de faire un bon vers l'arrière. Tous aux abris ! L'arbre fruitier l'avait attaqué ! Elle le regarda d'un air méfiant, ronflant des naseaux. Il était pourtant tout à fait immobile... c'est qu'il cachait bien son jeu ! Elle ravança vers lui, prudente. Pas de réaction. Elle replongea le nez dedans... nouvelle attaque ! Elle n'eut même pas le temps de choper une nouvelle mûre avant de s'enfuir. C'est qu'il était vicieux cet arbre ! De si bons fruits, trop bien défendus... Elle laissa tomber cet ennemi qui lui piquait vraiment trop les naseaux. C'est à ce moment qu'Aramis proposa la pause désaltération. Oh oui ! Un peu d'eau pour faire digérer tout ça... Cependant, elle ne comprenait pas pourquoi elle voulait être tranquille. Elle, ça l'excitait à mort la période des chaleurs ! Et elle essayait d'ailleurs de se faire saillir par le beau Diabolic Ice, mais rien à faire. Le feu ne savait pas faire fondre la glace ! Ah, malédiction ! Cela dit, elle n'était pas prête à se faire enquiquiner par un autre étalon, tant qu'elle n'aurait pas eu celui-là, celui qu'elle voulait ! Non, pas têtue du tout.

" - Quelle bonne idée ! Le problème c'est que sur cette chaleur les points d'eau seront très prisés, on n'a pas beaucoup de chances d'être seules... "

Elle réfléchit alors. Fresh River, c'était exclu. Trop de passage en journées chaudes, et autant en prédateurs qu'en étalons indésirables. A part cet endroit, l'eau ne courait pas le domaine ! Si seulement elles auraient pu avoir sous la main l'abreuvoir vert criard avec l'inscription "buvette" qu'elle avait dans son box autrefois, celui qui donnait de l'eau claire à portée de naseaux à n'importe quel moment de la journée... Elle se dit alors qu'il était bien possible de retrouver ça ! Elle se souvenait d'un abreuvoir dans un paddock, qu'on pouvait facilement atteindre de l'extérieur en passant la tête entre les barreaux... La zone était dégagée et les hommes n'y passaient que rarement, c'était par là qu'elle s'était enfuie d'ailleurs. Mmh ! Là-bas elles seraient tranquilles, c'est sûr. Une idée folle germa alors dans sa tête, elle n'était jamais retournée si près du ranch depuis sa fuite ! Et pourquoi pas ? Elle ne serait pas seule après tout... Pleine de défi, elle redressa sa fière tête d'arabe.

" - Ca te dis de partir à l'aventure ? Mission 'coin tranquille pour se désaltérer', je connais un endroit comme ça, mais ce n'est pas sans risque... "

Elle s'y croyait déjà à la James Bond !