Jument sauvage cherche étalon protecteur

Nirvana était arrivée par la forêt... elle s'y était jetée au galop par peur d'être rattrapée par les hommes, elle avait eu de la chance et elle en était consciente. Mais cette forêt lui avait fait froid dans le dos... Elle s'était éloignée au galop, soufflant, s'ébrouant pour se sécher de la sueur accumulée. Elle s'était réchauffée et à présent, la panique qui l'avait submergée pendant sa fuite du haras refit surface. Mais ce n'était pas la même, cette fois, c'était la peur de la solitude... Nirvana marchait à travers les arbres. Son pas était saccadé, chaque muscle de son corps était tendu. Aux aguets, le moindre bruissement de feuille lui faisait tourner la tête. Elle cherchait à prendre de la hauteur, mais la végétation était trop dense. Elle se sentait vulnérable ici, un prédateur aurait pu être caché n'importe où. Elle continuait d'avancer à un bon train, cherchant un terrain plus vaste et moins vert, où elle verrait plus loin et où elle ne pourrait pas être surprise. La fraîcheur commençait à tomber, les feuilles des arbres étaient toutes tombées. La nature était couleur d'argent, mais la jument n'était pas sensible à la beauté du paysage, étant apparentée à celui-ci depuis sa naissance. Une seule odeur la fit frémir, une odeur mince que lui apporta le vent. L'odeur d'un cheval... elle se mit à trotter, la tête haute, cherchant loin devant elle. Mais le vent tournait, et l'odeur disparut. La jument, désemparée, s'arrêta, flairant le vent, à gauche, à droite... désespérée, elle poussa un hennissement strident et vibrant, un appel.

Diabolic Ice était bien plus loin, broutant l'herbe fraîche qui bordait le chemin. Il pouvait sentir l'odeur des hommes, et celà ne lui disait rien qui vaille. Il ne préférait pas s'approcher davantage, il en avait eut assez d'une mauvaise histoire à leur côté, cela suffisait bien ! Au bout d'un certain moment, l'étalon releva la tête, il entendait le bruit des sabots de la jument, tapant le sol à chaque foulée, et il avait senti son odeur dès que le vent avait tourné. Il ne s'y intéressait pas vraiment pour le moment. Il fit quelques pas jusqu'à un petit point d'eau. Il trempa ses lèvres et avala quelques gorgées avant de relever la tête et de humer l'air, cherchant à savoir dans quelle direction se trouvait la jument. Puis, il ne chercha pas plus loin, entendant le hennissement strident de celle-ci, il savait par quel chemin passer pour la trouver, mais il hésitait à y aller... Il était plutôt bien, seul, en solitaire, c'était une habitude qu'il avait prit, rester seul, durant des heures, et cela ne le dérangeait pas plus que ça. Il prit enfin sa décision, il ne bougerait pas, du moins, pas pour le moment, il verrait bien si la jument appellerait une seconde fois, et puis, il ne la connaissait pas, du moins, il ne reconnaissait pas son hennissement...

Nirvana renouvela son hennissement strident plusieurs fois. Elle était en proie à une réelle panique, la panique des équidés qui sont seuls. Et surtout des juments ! Si elle restait ainsi, c'était la mort qui l'attendait, et elle le savait bien. Comme tous les animaux, son instinct de survie était plus fort que tout. Et à l'instinct de survie s'apparentait l'instinct grégaire ! Elle voulait de tout son être trouver quelqu'un, idéalement un congénère, au pire une poule et un lapin. Quelle blague ! Ces petites bestioles ne vivaient qu'auprès des humains, ceux-là même qu'elle avait quitté pour avoir trop souffert. Alors oui, elle était seule. Elle l'avait peut-être un peu cherché, certes. Mais quel cheval resterait volontairement sous la souffrance s'il peut s'y extraire ? Elle avait voulu retrouver une vie paisible et pour cela, il lui avait fallu fuir. Seule. Quelle erreur ! Peut-être aurait-elle mieux fait de rester ? Au moins, elle était sûre d'avoir eu plein de copains autour d'elle dans sa cage dorée ! Ici, elle était seule. C'était pire que tout ! Et pourtant, elle n'arrivait pas à regretter. Elle aimait trop sa liberté, avec ou sans humain. Il se trouve que avec, c'est difficile. Alors faisons sans ! Et puis il y avait bien des chevaux par ici non ? N'était est-ce pas ici qu'elle était née ? Il y avait un troupeau ici, avant ! Où était-il ? Il ne pouvait pas être bien loin...


Soundain, un bruissement de feuilles, un petit craquement de branche. Une effluve équine lui parvint aux naseaux. Un étalon ! Alléluia ! Elle hennit puissamment, se mit à trotter avec ferveur. Elle s'arrêta, écoutant la réponse. Quoi, elle était seule et personne ne daignait venir à elle ? Quel était ce monstre qui laissait une pauvre jument sans défense dans sa solitude ? Quel cheval pouvait abandonner ainsi un cheval à son sort ? Peut-être n'était-elle pas assez jolie, attirante aux yeux de cet étalon pour qu'il ne daigne s'occuper d'elle... même s'il ne la voyait pas encore. Peut-être que simplement, son odeur ne lui plaisait pas. Et alors ? Un peu de bonne volonté ! Elle allait crever là ! On pouvait bien s'occuper d'elle par pure charité non ?! Et où est passée la galanterie ? La jument était survoltée. Elle qui avait presque toujours vécu avec les hommes, là où on hennit lorsqu'on est séparé de deux mètres de notre meilleur ami cheval. Eh oui en liberté les chevaux apprennent à être un peu plus indépendants, autant de l'homme que de leur congénères. Mais ça, elle ne voulait pas l'admettre. On Devait s'occuper d'elle, c'était un devoir de citoyen. Non mais alors.


Elle n'allait pas laisser cet étalon la narguer de loin. Elle continua d'hennir et de trotter rapidement, et suivit l'odeur du mâle. Elle la perdait parfois, mais la retrouvait rapidement. Elle sentait l'odeur s'amplifier, elle s'approchait. Et finalement, entre deux arbres, elle pila net. L'étalon pommelé était là, sous ses yeux. Et qu'est-ce qu'il était beau ! Nirvana en resta pétrifiée. Elle aurait voulu courir se réfugier auprès de lui, se sentir moins seule. Elle n'osait pas vraiment. Elle avait presque tout oublié des conventions entre chevaux sauvages et de la vie en liberté. Aucun savoir vivre on pourrait dire. Elle était redevenue pouliche qui avait tout à apprendre. Mais elle ne pouvait se détacher du regard entêtant de l'étalon, elle le détaillait de ses yeux noirs, plantée à cinq mètres de lui.

Nirvana ne sut pas vraiment si l'indifférence de l'étalon la vexait ou non. Elle ne considérait pas qu'il lui devait quelque chose bien au contraire, mais elle définissait son comportement comme très incivilisé. En réalité, elle n'en avait pas l'habitude. Pour elle, le savoir vivre consistait à saluer au moins un inconnu de son espèce. En tout cas chez les hommes, elle avait pris l'habitude d'être hennie à grands bruits dès qu'elle s'éloignait de dix mètres de ses amis. Elle-même avait fini par faire de même pour faire plaisir, sans conviction. Mais tout de même ! Même pas un signe...


Une fois arrivée à sa hauteur, elle eut tout de même droit à un regard. Quand même ! Et quel regard... Les yeux doux de cet étalon la rassérénait et la rassurait. Elle le détailla attentivement, elle aimait absolument tout chez lui : son regard doux évidemment, mais aussi ses crins noirs, son poil satiné et pommelé, son corps fin... et elle adorait son odeur. Cela dit, elle ne s'emballait pas, ce serait sûrement un ami. Elle commençait à l'apprécier lorsqu'une remarque la vexa de plus belle.


" - Eh bien oui, c'était moi. Voyez-vous, je viens de m'échapper d'un endroit particulièrement déplaisant, et comme la plupart des gens de mon espèce je déteste la solitude. Enfin, sauf vous apparemment. J'espérais que vous pouviez m'aider mais je ne voudrais vraiment pas vous déranger. Il faut le dire si c'est le cas ! "


Quel sarcasme ! Si elle espérait être intégrée dans un troupeau elle allait devoir changer d'attitude... mais sa majesté était très routinière et avait déjà du renoncer à toute sa vie domestiquée ! On a toujours des excuses, mais l'ironie, qu'est-ce qu'elle aimait ça !

A entendre la réponse de l'étalon, Nirvana fut franchement ennuyée. Elle avait eu la peur de sa vie, dans cette solitude écrasante et à présent, il se payait sa tête et se félicitait de l'avoir fait languir ! Elle trouvait cela de très, très mauvais goût. Non pas qu'elle n'avait pas d'humour. Mais elle trouvait ça totalement déplacé de se moquer des peurs des autres ! Eh oui tout le monde n'est pas Superman ou Zorro. Quoiqu'ici il faudrait plutôt parler de Tornado... non, elle était une pauvre petite jument perdue à sauver. Et ça le faisait rire, franchement ? Elle n'aimait pas du tout sa façon de se moquer d'elle... ce sarcasme était très, très désagréable. Elle n'était pas rancunière ni susceptible d'habitude. Mais là, elle n'était pas d'humeur. Elle qui n'avait jamais eu peur de rien, qui ne bougeait jamais une oreille à la vue d'un pick-up bruyant ou d'un gamin dangereux... là, elle avait vraiment eu peur, ce n'était pas comme si ça lui arrivait souvent !


Malgré tout, la jument d'ébène s'adoucit un peu à l'expression du chevalier servant. Si elle avait été humaine, elle en aurait souri, dans tous les cas elle en était assez amusée. Elle commençait à imaginer la scène maintenant que la peur retombait. Et elle la trouvait plutôt risible. Non pas qu'elle avait honte d'elle, car elle jugeait son comportement assez inévitable en tant qu'ex-jument domestiquée. Mais elle s'amusait de son propre comportement. Elle se détendit donc considérablement et commença à voir l'étalon d'un oeil plus ouvert et bon enfant. Cela dit, elle ne sut comment réagir à sa toute dernière remarque. Elle ne sut si cette phrase la piquait au vif ou si elle l'amusait terriblement. Elle décida de le prendre à la franche rigolade, et d'être totalement sincère. S'il se permettait de se payer sa tête à ce point, pourquoi faire preuve de la moindre correction ? Il fallait espérer que son manque d'expérience sociale n'allait pas la faire passer pour une véritable attardée...


" - Vous commencez sérieusement à me pomper mon cher. Sans vouloir vous déplaire, votre compagnie ne vaut pas mieux qu'une autre à mes yeux. Je ne sais pas trop de quelle planète vous venez mais j'ai ce qu'on appelle un instinct grégaire. Si cela vous emmerde à ce point, ce n'est pas la peine de me 'tenir compagnie' par pure charité, je m'en passerais et irais galoper vers une autre jument solitaire - en espérant qu'elle soit plus sociable que vous. Et si tel n'est pas le cas, tant pis, je suppose que votre instinct d'étalon protecteur ne voit aucun inconvénient à ce que je me fasse bouffer par des lions des montagnes par exemple. "


Tout cela avait été assené avec la plus grande froideur du monde. La seule chose qui laissa penser qu'elle n'allait pas tourner le dos à ce bel étalon et aller voir ailleurs, ce fut cette expression finale de franc amusement, qui rendait tout de suite moins solennelles les paroles qu'elle venait de proférer. Comme pour illustrer ses propos, elle fit balancer lentement mais en rythme sa tête de droite à gauche, faisant danser doucement ses crins comme pour dire "meuuuh non je déconnais ! Bon, on joue ou on continue à se prendre la tête comme des chiffonniers ? "

Nirvana écoutait attentivement la réponse du bel étalon, nullement charmée par sa beauté légendaire. Elle l'écoutait plutôt avec amusement et sarcasme, il aimait se moquer d'elle, pourquoi ne pas lui renvoyer la pareille ? Ce qui était certain, c'était que ces deux chevaux ne se comprenaient pas vraiment. Ils se ressemblaient trop et étaient trop différents à la fois. Dans tous les cas, Nirvana ne concevait pas le principe d'un étalon solitaire car elle n'en avait jamais connu (pas plus qu'elle avait connu la vie sauvage, laquelle lui avait été retirée à ses un an). Et lui ne semblait pas non plus comprendre ses motivations, ses pensées et ses peurs. Néanmoins, cette incompréhension mutuelle et totale avait pour avantage de détendre considérablement la jument. Au contact de cet étalon d'apparence désinvolte et imperturbable, elle commençait à se dire que la nature n'était peut-être pas si dangereuse que ça. On se fait souvent des films quand on ne la connaît pas. Les instincts nous poussent à avoir peur, mais aucune connaissance acquise ne peut nous faire comprendre qu'il n'y a aucun danger. Les inconvénients de la vie en captivité ! En revanche, Nirvana se félicitait de n'avoir froid aux yeux ni devant un pick-up qui roule à 100km/h, ni sous un hélicoptère qui rase le sol, ni encore de sous-bassements hauts comme des montagnes de n'importe quelle couleur qu'il soit. Si elle reconnaissait aisément la supériorité de son interlocuteur dans le milieu naturel, elle avait du mal à digérer le mépris qu'il avait visiblement pour elle, n'imaginant pas un instant que s'ils avaient des expériences totalement différentes, elle en avait quand même. Finalement, son expression dessina un léger rictus d'agacement.


" - Retourner chez les hommes ? Mon pauvre ami, vous serez beaucoup moins ridicule le jour où vous saurez de quoi vous parler. Je préfèrerai encore être bouffé par un lion des montagnes - pas un lion de la savane, je ne suis pas naïve à ce point, mais j'ai entendu parler de chats énormes aux crocs acérés qui sévissaient dans le Texas et qui aimaient particulièrement les équidés sans défense. Cela dit, je ne m'avancerai pas sur ce point, vous avez très certainement une meilleure expérience que moi de ce que l'on peut trouver ou non sur ces terres. Aussi, je suis absolument ravie de vous divertir, sachez que ce n'est pas volontaire - à l'origine je ne suis pas une jument de cirque voyez-vous. Quand à la question de trouver une compagnie plus agréable, il se trouve que je suis tombée sur vous en premier, ce que je commence à regretter amèrement. Ah et j'oubliais, puisque mon instinct grégaire semble être un monument de foire à lui tout seul, sachez que je vous le mets profondément dans un endroit visiblement plus approprié, en ce qui vous concerne. "


Sur ce, l'étalon tourna simplement les talons. Vous y croyez à ça ? Il s'en va ! Carrément. Et il croit qu'elle va le suivre pour s'agenouiller devant lui ? Non mais, il ne sait pas à qui il a affaire ! Nirvana resta campée sur ses quatre fers, tout de même avec un méchant pincement au coeur, causé par cet élément de folle distraction qui s'en allait, la zappant complètement. Car oui elle aurait bien aimé, encore une fois, un peu plus d'attention. Non pas qu'elle se croyait importante, mais elle n'aimait vraiment, vraiment pas la solitude ! Elle ne bougea toujours pas, mais lança suffisamment fort pour qu'il l'entende :


" - Alors c'est ça votre truc ? Fuir aux premières paroles désobligeantes ! Moi qui croyais que vous étiez un étalon courageux et fier ! Vous n'êtes donc pas du genre à faire face ! Quel dommage, vous étiez pourtant bien attirant dans votre genre... "

Finalement, l'étalon gris s'arrêta. Ah, quand même ! Un éclair de satisfaction traversa l'esprit de la jument noire. Elle ne s'y prenait finalement pas si mal que ça, et commençait à comprendre le fonctionnement de la vie sauvage. Car c'était bien ça qu'elle était en train d'apprendre, sur le tas, non ?

Non. Elle fut bien vite détrompée en écoutant les paroles de l'étalon. Elle baissa légèrement la tête, oreilles et lèvre inférieure molles. Comme un poulain soumis. Non pas qu'elle se soumettait aussi facilement, mais ses derniers souvenirs de la vie sauvage remontaient à ça, sa toute première année. Alors forcément, les réflexes qui lui revenaient étaient ceux qu'elle avait à un an, lorsqu'elle n'était qu'une toute petite pouliche. Elle avait honte, furieusement. Cette petite discussion, elle l'avait prise comme un jeu, et même si elle n'avait pas voulu se l'avouer, l'étalon avait raison : il l'avait bien distrait. Elle n'avait jamais voulu porter de jugement malencontreux à son égard, elle était juste allée trop loin en paroles - paroles qu'elle ne pensait pas sur le coup, qui lui étaient venues pour s'amuser, pour rigoler. Elle n'avait pas saisi le sérieux de la situation, car c'était ça tout le problème : dans la nature, tout était sérieux, car une question de survie. Elle avait encore l'insouciance - et le manque d'éducation - du poulain. Elle s'en voulait pour cette maladresse impardonnable, car oui elle avait été vraiment injuste et elle s'en rendait compte maintenant. Elle détourna la tête et leva les yeux vers le ciel, avant de tourner son regard vers la direction du ranch.

Car elle s'en voulait pour ça aussi. Pour elle, les humains étaient ceux qui la nourrissaient lorsqu'elle avait faim, qui la caressaient lorsqu'elle était inquiète et qui la soignaient quand elle était malade. Certains allaient même à lui donner des friandises juste pour son bon plaisir, et à la couvrir lorsque la nuit était fraîche. Elle avait choisi de fuir à cause des humains qui lui labouraient les flancs, la bouche, et la maltraitaient injustement. Elle leur en voulait pour lui avoir fait du mal, mais jamais, jamais elle ne les aurait imaginé capables de commettre de telles horreurs, comme les massacres qu'évoquaient le bel étalon. Elle s'en voulait terriblement pour avoir été naïve... si naïve ! D'un seul coup, toutes ses convictions s'écroulaient. Alors on ne pouvait avoir confiance en personne en ce monde ? On ne pouvait se fier à personne lorsqu'on était une jument ? Non, sauf à une seule : son étalon protecteur - lui insufflaient ses instincts ancestraux. Mais lui, voudrait-il encore d'elle après les horreurs qu'elle lui avait dit ? Elle reporta son regard sur lui, des yeux soudain plus humbles, comme pour une prière, une excuse. Elle tenta un pas timide vers lui, très timide, de peur qu'il ne chasse l'intruse. Il lui fallait maintenant bien choisir ses mots, ce qui n'allait pas être facile - elle n'en avait pas l'habitude.

" - Je... je comprends, je vous prie de m'excuser. Je n'avais aucunement l'intention de vous juger, je... mes mots ont dépassé mes pensées, j'en suis sincèrement désolée. Vous savez, ces jeux infantiles, c'est tout ce que j'ai connu dans ma vie - je dois vous sembler encore plus stupide d'un coup - et je m'efforce de comprendre comment fonctionne ce monde dont je ne connais rien. J'ignorais comme vous... vous aborder, si je puis dire, et... j'aimerais vraiment, vraiment apprendre. Je comprendrais que ce ne soit pas dans vos cordes, et que mon comportement - autant que mon odeur - vous soit franchement insupportables. L'odeur finira par s'estomper - ça a déjà commencé - et le comportement, je m'efforcerai de le changer aussi, si je finis par comprendre comment le modifier. Et j'aimerais beaucoup que ce soit... auprès de vous. "

Temps d'arrêt. Elle se sentait encore plus stupide qu'avant d'avoir ouvert la bouche. Elle fit balancer sa fine crinière de part et d'autre de son encolure, par gêne. Elle comprenait tellement bien ce que ressentait l'étalon - que son père n'ai pas eu le temps de lui apprendre à être un chef parfait - car elle, qu'est-ce qu'elle aurait voulu que sa mère lui apprenne à être une jument sauvage normale ! Si les humains ne l'avaient pas massacrée, ils l'avaient prise, elle, petite pouliche qu'elle était alors. Et le pire, c'est qu'elle n'avait jamais eu à s'en plaindre - jusqu'à aujourd'hui.

" - Vous savez, ma mère non plus n'a pas eu le temps de m'apprendre grand chose. Seulement, j'ignore si elle a été massacrée ou non... - temps d'arrêt, gêné - et je ne sais même pas ce qu'elle est aujourd'hui, ou ce qu'elle a été. En tout cas, je dois à présent apprendre les choses seules - comme vous l'avez fait. C'est pour ça que je crois... que j'ai besoin de vous. "

Ouh ! la Phrase de trop. Encore une énorme maladresse, elle avait plus honte qu'elle que jamais. Il fallait vraiment, vraiment qu'elle arrête de parler maintenant.

A présent, tout ce qui entourait Nirvana lui sentait bien plus limpide, moins compliqué. Elle ne se posait plus de question sur le rôle de l'étalon dans la nature, sur le sien, sur la façon d'aborder ses congénères, de s'adresser à eux, ou même sur les démarches et mimiques à adopter dans telles et telles situations. Tous ses éléments qui faisaient partie de sa vie depuis toujours, elle avait essayé de les dompter et de les contrôler pour redevenir sauvage, car ces instincts, elle les avait perdu, ou bien ils étaient erronés. Sa tendre enfance au box au contact exclusif des humains lui avaient fait perdre le sens des réalités et elle s'en était rendue compte depuis sa fuite, essayant d'y remédier. Mais elle comprit à présent qu'elle ne pouvait lutter contre sa nature, ou plutôt contre ce qu'elle était à présent - une jument contre nature. Et cette perspective ne l'effrayait même pas. Elle allait être elle-même, en mettant l'accent sur le respect mutuel et en gardant toujours le plus de distance possible entre elle et les autres chevaux - distance affective s'entend, pour le reste, le contact lui était toujours nécessaire.

Mais voilà que l'étalon changeait radicalement de discours, comme elle venait de le faire elle aussi. Preuve que la nature changeait sans cesse et que rien n'était immuable en ce monde. Ainsi, il s'excusa mais de quoi, la jument noire ne le comprit pas vraiment. Il n'avait rien fait d'autre de suivre ses instincts, tout comme elle, la différence étant que l'instinct de l'étalon était pur et intact, tandis que le sien était totalement altéré. Pour elle, il n'y avait eu faute à aucun moment que ce soit. Un simple croisement de regard suffit à la jument pour qu'elle comprenne qu'il était sincère à son tour, et elle devinait de par ce qu'il lui avait raconté de sa vie qu'il lui était bien plus difficile qu'à elle de se dévoiler : la différence celui qui a grandi dans le monde rude et hostile et celle qui avait été enfermée et coupée du monde toute sa vie. Car maintenant elle le savait, le monde, ce n'était pas l'écurie, le manège, les douches, les granulés. Tout cela n'était qu'une petite prison dorée. Le monde, c'étaient les vallées, les montagnes, les prés, les rivières, les plateaux, l'herbe à perte de vue. C'était ça le monde qu'elle voulait découvrir, elle en était d'ailleurs avide, encore et encore.

Sur le moment, elle ne sut quoi répondre au bel étalon. Il présentait cela comme un choix à faire, mais elle ne le voyait pas comme ça. Elle n'était pas faite pour la vie en troupeau, elle venait de le comprendre. Mais une vie solitaire ne lui disait pas grand chose non plus. Difficile ? Réaliste. Elle soutint le regard de l'étalon, comme si cela pouvait l'aider à choisir la voie à suivre. Celle du milieu.

Les présentations. Elle n'en revenait pas d'avoir oublié ça ! Même dans la vie chez les hommes, c'était un point clé dans les relations entre les chevaux. Elle eut un peu honte sur le moment, mais l'étalon ne semblait pas s'en formaliser, ce qui la rassura.

" - Bien sûr, quelle impolitesse j'ai fait ici ! Je m'en excuse, comme pour le reste. Je m'appelle Nirvana. Et à qui aie-je l'honneur ? "

Toujours le même ton courtois, aimable et léger. Elle ne pouvait pas donner sa réponse maintenant. Elle n'était pas encore prête.

Nirvana se sentait flotter, comme portée par une brise à travers les larges horizons qui s'offraient à elle. Ce n'est qu'à présent qu'elle se rendait compte des vastes territoires qu'elle avait à découvrir, et surtout de la liberté totale qu'ils engendraient. Elle se sentait pleinement heureuse et libérée du fardeau de l'instinct grégaire. Enfin, n'exagérons rien, elle n'était pas prête pour vivre en solitaire non plus. Mais elle voyait le monde sous un angle tout nouveau. Et tandis que son esprit flottait à mille lieux, comme sur les nuages, elle réfléchissait pourtant les sabots bien sur terre. Néanmoins, elle ne se creusait pas la tête non plus, elle était convaincue que la solution s'imposerait à elle lorsque le moment sera venu de donner une réponse.

Diabolic Ice... Diab' ou Ice. Elle trouvait ce nom totalement excitant. En même temps froid et mystérieux, comme son propriétaire. Pour le peu qu'elle connaissait de l'étalon, il lui semblait que ce nom lui allait très, très bien. Mais jamais elle n'oserait le lui dire, d'abord parce-qu'elle jugeait cela déplacé à présent, ensuite parce-que ce nom n'avait pas l'air de lui convenir pleinement à lui. Tout du moins, il trouvait cela peu accueillant. Pour la jument d'ébène, c'était tout l'inverse : ça lui donnait une envie folle d'apprendre à mieux connaître cet étalon. Mais, dotée d'une nouvelle maturité, elle sut contenir ses sautes d'humeurs (c'est la période des chaleurs qu'est-ce qu'on y peut...)

" - Oh je trouve ce nom très accueillant vous savez. "

Si un cheval aurait pu sourire, elle l'aurait fait en cet instant. Sûrement un peu timidement, elle se forçait à se contenir énormément. Elle pensait que ce serait indécent de se mettre à ronfler la queue en panache autour de l'étalon, même si elle en crevait d'envie à l'instant. Et cette odeur entêtante d'étalon virile... Alors, la solution lui vint. Elle se sentait obligée de se contenir à l'extrême pour être une jument à peu près acceptable au contact de ses congénères. Mais elle savait qu'elle ne pourrait tenir cet effort très longtemps, soit parce-qu'elle ferait une gaffe un jour ou l'autre, soit parce-qu'elle finirait malheureuse à force d'être une autre. Elle comprit subitement que sa nature et son être exigeait une certaine indépendance, question de décence. Ca ne la dérangeait plus, mais la compagnie de cet étalon était tellement tentant ! Elle ne voulait pas les deux - elle n'était pas si exigeante - elle voulait un compromis. Après, si les compromis existaient dans la nature, elle allait le savoir à l'instant.

" - Ice, j'aurais vraiment envie de voyager quelque peu à vos côtés, mais je crois qu'une franche proximité - c'est à dire si j'intégrais votre harem - ne serait vivable ni pour vous ni pour moi. Vous avez vu combien je peux être agaçante et je doute de pouvoir m'en empêcher éternellement. J'aurais une requête à vous exposer, j'espère qu'elle ne vous paraîtra pas trop déplacée. Je voudrais suivre mon chemin avec vous, en suivant plus ou moins votre itinéraire. Seulement je vivrais par mes propres moyens et m'éloignerais de vous fréquemment, pour découvrir le monde par moi-même et vous laisser quelques temps de solitude. Cette proposition vous semble-t-elle raisonnable ? "

Nirvana ne le regarda pas directement. Elle n'osait pas trop, elle se sentait maladroite, mal à l'aise. Si elle avait trouvé sa place dans ce monde, elle ne l'avait pas franchement trouvée auprès des siens, et ne la trouverait sûrement pas de si tôt. A moins que l'un implique l'autre ?

Ice parut singulièrement surpris en entendant sa réponse. Elle avait apparemment dit une énormité, ou quelque chose de totalement inattendu et, pour une fois, elle s'en contre-fichait. Si elle voulait apprendre la vie des chevaux sauvages, elle n'allait pas non plus perdre sa franchise et son honnêteté ! Non, pas les perdre, mais leur donner une forme acceptable. C'était là son plus grand travail. Elle aurait cru que ce serait de trouver sa nourriture, de lutter contre les intempéries, de se battre pour survivre. Mais finalement, les choses avaient été beaucoup plus simples que prévues. De l'eau et de l'herbe, il y en avait partout. Il n'y avait pas tant de bêtes féroces qu'elle l'aurait imaginé. Au final, elle s'en tirait mieux que prévu : son plus gros travail serait donc à faire sur elle-même. Dans la limite du raisonnable.

La jument d'ébène essaya de voir la réaction de l'étalon à sa proposition, pour voir si elle était malvenue ou non. Elle ne décela pourtant rien, jusqu'à sa réponse finale. Il semblait beaucoup plus tolérant qu'elle ne l'aurait imaginé. Jusqu'ici, c'était d'ailleurs l'équidé le plus tolérant qu'elle rencontrait depuis son évasion : les autres l'avaient déjà morigéné plus d'une fois. Mais lui, non. Après les frictions du départ, il était devenu d'une rare tolérance. La petite jument noire se sentait tout de suite plus à l'aise, s'efforçant tout de même de ne pas retomber dans sa stupidité enfantine. Elle aurait sûrement du mal à s'en empêcher.

Et puis elle écouta avec intérêt ce qui semblait être l'ultime requête de l'étalon gris. Elle se fit attentive, ses deux petites oreilles fines dressées vers le mâle. Qu'elle ne change pas ? Elle secoua légèrement la tête. Elle n'était pas sûre de comprendre la portée de ce qu'il attendait. Cela dit, elle restait flattée, même sans bien comprendre les propos tenus.

" - Vraiment ? Voilà qui me rassure. Cela dit, j'ignore si je pourrai répondre pleinement à votre requête. Lorsqu'on s'échappe d'une cage dorée pour plonger la tête la première dans une certaine indépendance, on est bien obligé de changer un tant soit peu, ne pensez-vous pas ? Il faut forcément s'adapter au nouveau milieu, je crois que c'est d'ailleurs une des forces de notre espèce... "

Elle secouait la tête de plus en plus souvent. Elle essayait toujours de résister au parfum de plus en plus entêtant qui flottait dans l'air, et émanait du corps gris et musclé. Ah ! Il ne voulait pas qu'elle change ? Il allait se retrouver avec une jument qui le harcèlerait pour être couverte alors. Il verrait alors si c'est oui ou non agaçant. Pour l'instant, elle se contenait encore, mais pour combien de temps ? Son attitude physique était déjà beaucoup moins détachée, sa queue se levait en panache exagérément. En même temps, c'était aussi caractéristique des arabes non ?

La réponse de l'étalon calma les ardeurs de la petite jument, momentanément. Avec ces nouvelles explications, elle comprenait mieux la demande d'Ice. Alors comme ça, il l'aimait bien comme elle était ? Ou alors c'était pour son propre bien qu'il lui disait cela ? Quoiqu'il en soit, cette recommandation lui fit chaud au cœur. Néanmoins, elle avait toujours peur de le décevoir, car elle savait qu'elle allait changer - après, si elle le voulait ou non... c'était une question plus compliquée qu'elle ne paraît. Car elle avait déjà changé sans le vouloir. Avant ce jour, jamais elle ne s'était mise dans des états pareils devant un autre cheval. Jamais elle n'avait perdu la tête ainsi. Les chaleurs et la proximité d'un mâle non castré l'avaient déjà changée malgré elle.

" - Je comprends... "

Cela dit, elle ne pouvait toujours rien promettre. S'il ne fallait pas qu'elle change, elle allait être tout à fait franche, et dire ce qu'elle pensait sans détours. Car c'était ça son trait de caractère qu'elle ne désirait pas vraiment changer - cela faisait trop partie d'elle même. Mais alors, si elle donnait libre cour à ses envies, elle allait devoir harceler l'étalon jusqu'à ce qu'il cède à ses pulsions ? Car là oui, elle était en chaleur, et ses relents d'odeurs subtiles et piquantes revenaient. Alors, changer et se contenir, ou ne pas changer et sauter sur l'objet du désir ? Elle ne pouvait trancher elle-même, il fallait que l'étalon la guide dans ses retranchements. Après tout, il avait son mot à dire, ça le concernait aussi en l'occurrence...

" - Je suis confrontée à un dilemme actuellement. Moi-même, je voudrais changer et devenir plus sage, pour devenir une jument sauvage qui se respecte - ce que je ne suis pas pour l'instant. Néanmoins, je voudrais garder ma fraîcheur et la franchise qui me caractérisent. Pensez-vous que l'un et l'autre sont incompatibles ? Dois-je choisir le changement ou non ? Je vous demande cela parce-qu'en cet instant, il est trop difficile de trancher par moi-même : je pense qu'il me faudrait plus de recul, or il faudrait que je me décide maintenant. "

Nirvana ignorait si l'étalon avait compris son problème. Elle avait tenté de lui expliquer ça avec diplomatie, mais elle espérait aussi qu'il avait saisi l'urgence de la situation : elle était arrivée au bout de ses limites. Elle ne pouvait plus se contenir encore. La question était en réalité plus simple qu'elle ne l'avait exposée : devait-elle lui sauter dessus ou prendre son mal en patience et prendre ses distances jusqu'à ne plus sentir l'odeur de l'étalon ? Car c'était ça la réelle question : exiger d'être couverte en l'instant ou déguerpir. Son jugement était beaucoup, beaucoup trop altéré pour lui permettre de trouver la solution toute seule !

Non, là, ça n'allait plus du tout, du tout. Comme ce que Nirvana avait le plus redouté, Ice ne comprenait pas vraiment ce qu'elle venait de dire. Quelle tuile ! Son sang coulait dans ses veines à une vitesse extraordinaire, comme une lave brûlante qui s'échappait par ses yeux - des yeux de braise qui fumaient comme des feux ardents. Inconsciemment, elle tentait de croiser le regard de l'étalon pour lui transmettre tous ses désirs actuels, résultat de la saison et des hormones des femelles. Mais ce dernier fuyait son regard. Elle était si laide que ça ? Non, elle ne se posa même pas la question. Tant pis, elle déballerait tout. Et tant pis si elle chutait en flèche dans l'estime de l'étalon qu'elle trouvait le plus séduisant au monde - en même temps, il était le seul qu'elle n'avait jamais vu... Son attitude s'apparentait à présent à celle d'une folle furieuse échappée de l'asile. Sa voix tremblotante, saccadée, comme si elle venait de courir un steeple chase.

" - Bien, je vais vous expliquer. Vous parler comme je l'ai toujours fait, c'est à dire en pouliche ignorante, franche et agaçante. Telle que j'étais à notre première rencontre, il y a donc de ça quelques minutes. J'espère que vous me pardonnerez cette attitude totalement irresponsable et effrontée. Comme vous le savez probablement, je suis en chaleur, et je rêverai, non, pire, enfin, mieux, bref... j'adorerais être couverte, par vous. Parce-que, vous me plaisez terriblement. Ne prenez pas ça comme une exigence de plus - je vous expose simplement le fond de ma pensée. Alors, les deux solutions sont simples : la première, je suis la Nirvana qui vous a tant agacé au début, je vous tourne autour et vous harcèle jusqu'à ce que notre nature opère ; soit je suis celle qui a changé, la Nirvana plus sage, plus adulte, et je m'enfuis avant de me montrer vraiment, vraiment trop insistante. Les deux solutions vous impliquant directement, je vous demande donc votre avis. Que choisissez vous ? "

Etait-ce assez clair ainsi ? La jument d'ébène en doutait : ses pensées étaient tellement confuses en l'instant, comment pourrait-elle les expliquer clairement ?